Je ne sais pas si ma plume sera à la hauteur de l’exercice, je doute, voyez-vous. Entrer dans le jardin de Sissinghurst[1], c’est comme entrer dans une cathédrale. Vous êtes interloqués, et dans un premier temps vous ne savez où poser le regard. Atteint de boulimie de couleurs et de formes, de vues et de perspectives, il faut s’arrêter au milieu du festin au risque de la saturation. 

On reprend son souffle : Nous sommes dans le Kent, le bien-nommé jardin de l’Angleterre, une sorte de graal pour les amateurs de jardin à l’anglaise.  

Le jardin de Sissinghurst a une histoire, bien sûr, celle de ses créateurs, l’écrivaine Vita Sackville West (1892-1962) et Harold Nicolson (1886-1968), diplomate, homme politique, et auteur lui aussi.

Vita est née de très très bonne famille, au château familial de Knole, situé à quelques encablures de Sissinghurst. A la mort de son père, et selon la loi anglaise, elle n’hérita pas. Ce fut l’occasion de controverses et pour elle d’une tristesse tenace face à la perte de ce domaine et de son château de 400 pièces (qui se visite aussi, par ailleurs). 

L’achat de Sissinghurst en 1930 est probablement une manière de résoudre cette perte. Vita, née avec une cuillère en or dans la bouche n’a pas beaucoup travaillé dans sa vie, au sens ou l’on l’entend aujourd’hui. Non, elle a mené une vie aristocratique mondaine exubérante, de réceptions, de voyages et surtout d’écriture. On lui doit de nombreux poèmes, des romans, récits de voyages et des articles sur le jardinage. C’était certainement le genre de femmes sur qui tous les regards se tournaient quand elle faisait son entrée. Liée par un mariage très libre avec Harold Nicolson, elle fut la compagne de nombreuses femmes et en particulier de l’écrivaine Virginia Woolf, avec qui elle eut une relation passionnée et complexe de plusieurs années. Harold lui aussi avait des aventures masculines, mais ce couple, atypique pour l’époque, était lié par une profonde affection. Ils auront ensemble 2 fils  et…un jardin !

Approchons-nous donc de ce jardin enchâssé dans la campagne vallonée et boisée du Kent. Visibles de loin les deux tours en briques du château de Sissinghurst ainsi que les séchoirs à houblon, si caractéristiques de la région, nous indiquent la direction à suivre. Le château du 15ème siècle a connu bien des avatars avant d’être acheté en 1930 par Vita et Harold. Il fallait être visionnaire pour imaginer le potentiel du jardin en friche, rempli de déchets et du château élisabéthain totalement inhabitable, car en ruine à cette époque. 

Vita et Harold ont uni leur talent et leurs moyens financiers : lui l’architecte, elle la jardinière enthousiaste, pour en faire un des plus beaux jardins d’Angleterre (ce n’est pas moi qui le dit…). Vita n’était pas une professionnelle du jardinage mais elle était animée d’une passion pour l’expérimentation et n’a pas hésité à procéder par essais-erreurs, en laissant les plantes vivre leur vie, se ressemant (ou pas…).  Sissinghurst ne fut d’ailleurs pas son coup d’essai : Sa première propriété, son premier jardin, situé non loin de là, à Sevenoaks, lui servit d’apprentissage. Voyageuse, elle se fit fort d’acclimater des plantes, à l’image des explorateurs botaniques anglais des siècles passés.

Vita Sackville-West a appliqué à Sissinghurst quelques principes, qu’elle a développé dans ses chroniques hebdomadaires sur le jardinage dans l’Observer (In your Garden) et dont les jardiniers actuels peuvent sans aucun doute s’inspirer : 

1. Si quelque chose ne plaît pas ou n’est pas à sa place, on l’enlève. 

2. Ne pas essayer de tout contrôler : laisser les plantes vivre leur vie 

3. Avoir un plan architectural, saisonnier et de couleurs

Le résultat ouvert au public, en 1937 déjà, est époustouflant. Aujourd’hui géré par le National Trust, le jardin est visité par un public nombreux qui ne s’y trompe pas. Dès les premières floraisons printanières, le parking se remplit d’amateurs, plus ou moins attentifs et éclairés d’ailleurs. A ce propos, je vous conseille de vous y rendre soit à l’ouverture soit en fin de journée, ou mieux encore, lors d’une nocturne de fin d’après-midi, ou les photographes profiterons d’une douce lumière rasante. Pour les passionnés, il faut au minimum une journée pour en apprécier toutes les richesses.

Une des particularités de Sissinghurst est, qu’il est, pour une part importante, un jardin de chambres, c’est à dire composé d’espaces thématiques séparés, ceints de murs ou des haies. On y chemine d’une chambre à l’autre avec le sentiment de pénétrer dans l’espace intime de ses créateurs. A chaque entrée dans une nouvelle chambre, c’est un effet woaw ! : La conception chromatique, l’exubérance de plantes et de fleurs parmi lesquelles arbustes, rosiers et pivoines font office d’architectes en créant des tableaux extraordinairement harmonieux et poétiques. La surcharge et le kitsch sont un risque avec cette profusion de formes et de couleurs. Mais, il y a toujours un recoin, un banc à l’écart, une allée vers lesquels on peut se tourner pour reposer ses yeux et apaiser ses émotions. Une des réalisations les plus célèbres à Sissinghurst sont les chambres monochromes, le jardin blanc en particulier, dans lesquels, quelle que soit la saison, il se passe quelque chose… du grand art ! 

Il ne faut pas faire l’impasse sur les alentours du château qui font partie intégrante du domaine : le potager, d’abord, fantastique de rectitude et d’abondance qui nourrit les nombreux bénévoles-jardiniers ainsi que les visiteurs, la ferme et ses moutons (so british !), les lacs, les prairies rases, la forêt fraîche où se mêlent arbres centenaires, fougères et jacinthes au printemps. Il faut s’accorder du temps et flâner dans les prairies fleuries du verger et ses allées tondues à ras et observer les petits nuages moutonnants poussés par la brise. 

Imaginez l’armée de bénévoles nécéssaire, guidés par les jardiniers professionnels au savoir-faire impeccable, pour planter, entretenir, tailler, couper les fleurs fanées, balayer les allées afin que les visiteurs bénéficient d’une perfection dont personne n’oserait rêver pour son propre jardin. 

Au fond, Sissinghurst est une sorte de rêve d’un monde idéal où se réfugier à l’écart des bruits et de la fureur du monde, le leg d’une femme et d’un homme qui ont eu les moyens et l’enthousiasme pour le réaliser et qui ont permis aux amateurs et au simple péquin de toucher la grâce et la beauté, avant de rentrer chez soi plein d’énergie et d’inspiration.


[1] https://www.nationaltrust.org.uk/sissinghurst-castle-garden