Étiquette : histoire des jardins

Aller aux jardins

Au début de l’hiver, écrire un papier sur l’art et la manière de visiter les jardins est un peu à contretemps… mais pourquoi ne pas prendre le temps de lever le nez du râteau à feuilles et préparer de somptueuses visites, la belle saison revenue?

Le tourisme des parcs et jardins, jardins botaniques, arboretum, conservatoires et collections est devenu un business non négligeable en terme de chiffre d’affaire. Les offices du tourisme misent aussi sur ces attractions pour attirer un public large, néophyte ou plus averti. De nombreux ouvrages consacrés exclusivement aux visites de jardins (soit un jardin en particulier ou une sélection régionale) sont publiés chaque année1. Mais à part pour trouver la verte fraîcheur au coeur des canicules, pourquoi aller visiter des jardins ? Plaisir des sens ? Connaissances botaniques ? Histoire et patrimoine ? Toilettes gratuites ? Idées à adapter chez soi ? Eblouissement esthétique ?Cafétéria et boutique souvent un peu chic ? Moment de sérénité dans un marathon touristique ? Promenade sensuelle ? De tout cela un peu, sûrement…

Et au fait, les jardins sont-ils fait pour être visités ? Question de prime abord un peu sotte mais, à bien y regarder, certains jardins, et même la plupart, n’ont pas été conçus comme des attractions publiques. Paradis privés au départ, ils sont entrés dans le patrimoine avec le temps (comme les propriétés “tombées” dans le domaine public, ainsi la majorité des parcs de châteaux ou d’abbayes, par exemple pour les plus connus en France, Versailles, Villandry ou l’abbaye de Fontenay). Certains sont suffisamment vastes et aérés et peuvent accueillir dans de bonnes conditions le public où il est possible, et même recommandé, de s’égayer (Powerscourt en Irlande, par exemple avec ses 18 hectares). D’autres lieux, je pense par exemple à Giverny ou Sissinghurst, sont des jardins intimes et ne tolèrent pas la ruée dont ils sont l’objet. Ici comme ailleurs, “l’overtourisme” est une plaie pour la conservation des jardins et pour les visiteurs (mais pas pour le tiroir-caisse!). Néanmoins, visiter Giverny est possible au printemps précoce ou en automne, à l’ouverture. Sinon, vous serez condamnés à être emporté par un flot de touristes asiatiques qui postent leurs photos en direct sur Instagram, précédés d’une guide énergique mais s’époumonant dans le vide. Vous finirez à l’inévitable boutique où peut-être, que dans un accès de naïveté touchante, vous achèterez des graines de fleurs produites à des centaines de kilomètres, assorties d’un kit de plantation venant de Chine, mais qui vous feront croire que vous allez transformer votre bout de jardin en un ineffable univers impressionniste.

L’art et la manière

Comment visiter un jardin ? Où regarder ? Comment regarder ? Faut-il connaître l’intention du concepteur et de ses successeurs ? Et d’abord, le jardin est-il “nature” ou “culture” ? Question de point de vue, mais il est clair que des exclamations comme “c’est beau!” ou “quel boulot d’entretien!” ne sont pas pertinentes pour apprécier un jardin. Il me semble important d’abord de comprendre de quel univers culturel le jardin est-il un artefact, (de plus un artefact en mouvement, selon les saisons et le temps qui passe). On s’en doute, visiter le jardin d’un temple zen au Japon n’a rien à voir avec la promenade dans Central Park! Selon le type de jardin que l’on visite, il est intéressant de se poser des questions comme : Quel est le concept général, l’intention, le style, l’époque, l’usage du jardin ? Dans quel contexte naturel/bâti/culturel/écosystémique, le jardin prend-il place ? Comment ses éléments ont-ils/vont-ils évoluer ? Quels sont les types de plantes utilisées? Comment les plantes sont-elles agencées ? Quels sont les éléments architecturaux présents? Quelles sont les lignes de force, les perspectives ? Quels effets l’eau, le vent et la lumière ont-ils sur le jardin?

Et comment se comporter dans un jardin ? Cela paraît évident, en le respectant ainsi que le travail des jardiniers, c’est à dire en cheminant sur les chemins balisés (bête à dire mais, que ne ferait-on pas pour une belle prise de vue?), en n’emportant aucune plante, ni bouture, ni même graine à moins d’en avoir l’autorisation !. Choisir la saison, voire l’heure de la journée pour jouir d’une belle lumière, est parfois difficile en voyage, et du coup, il ne faut ne pas hésiter à revenir dans les jardins aimés. Faire des croquis, photos, prendre des notes pour garder des idées, ou faire des recherches ultérieures peut être une bonne idée pour les jardiniers amateurs en quête d’inspiration et de techniques.

Et si vous avez la chance de visiter un jardin avec son propriétaire, gardez à l’esprit que c’est un peu de lui/elle-même que la personne vous offre, donc restez courtois, posez des questions (intelligentes si possible…), et appréciez, sans comparer avec votre propre jardin. Evitez aussi les commentaires du genre: “C’est quoi ces broussailles ? – Vous faites quelque chose ou ça pousse tout seul ?, – Ça je l’ai… et ça aussi je l’ai, – Moi aussi, j’en ai un, mais le mien est plus grand/beau, etc.”

Que visiter ?

Les plus beaux jardins sont, à mon sens, ceux qui expriment une idée, une ligne, un concept qui n’empêchent pas l’âme du jardin de se manifester. En nous promenant dans leurs allées, nous sommes les témoins d’une époque, d’une vision artistique, d’une ambition (de collection ou d’étalage de puissance, et en tous les cas d’une passion, parfois ruineuse). J’apprécie pour leur aspect marquant dans l’histoire des jardins, les grands jardins de châteaux, que l’Europe compte par dizaines, en particulier les jardins anglais et leurs perspectives picturales, souvent crées de toutes pièces. Les jardins à la française m’ennuient parfois par leur rigueur mais sont fascinants de maîtrise. Et certains jardins à l’italienne comme Boboli à Florence, malgré leur magnificence, me donnent l’impression de manger une pâtisserie un peu trop sucrée. Ce sont plutôt les jardins plus modestes dans leur taille, mais pas dans leurs ambitions créatrices qui m’attirent. Les jardins contemporains comme ceux de Gilles Clément (le parc André-Citroën à Paris ou le Rayol dans le Var), ou les buis incroyables de Marqueyssac en Dordogne (jardin du 18ème, mais cependant très moderne dans sa conception) ou encore le jardin Plume en Normandie rencontrent mes aspirations esthétiques. Le Domaine de la Bourdaisière (Indre et Loire) pour son potager et en particulier sa collection unique de tomates, me fait rêver. Les jardins de curés, potagers ou vergers anciens, jardins d’écrivains réveillent en moi la nostalgie de l’enfance et l’émerveillement devant la simplicité bien agencée.

Il y a des jardins pour chaque moment de la vie, celui pour se coucher au pied d’un arbre centenaire, celui pour rendre hommage à des arbres ou des plantes rares, celui pour apprendre, celui qui nous impressionne par sa majesté et sa grandeur, celui qui nous fait découvrir des perspectives inattendues, celui qui nous stupéfie en exprimant la collectionnite du propriétaire, celui que l’on visite en hiver, celui qui sert de décor aux photos de mariage, celui qui nous rend jaloux, celui qui sert de cadre à un pique-nique, celui qui nous révèle l’intime de son propriétaire. Je ne parle pas ici de certains jardins chichiteux, conçus par des designers pour de fortunés propriétaires, et qui ne font pas illusion bien longtemps. Rien qu’en France, 20’000 jardins sont inscrits à la liste française “des parcs et jardins protégés au titre des monuments historiques”. Le label “Jardin remarquable” rassemble 443 jardins de propriétaires primés pour leur intérêt esthétique ou botanique et qui sont ouverts au public au moins 50 jours par année. Pour les “voyageurs de jardins”, le Royaume-Uni, est une source inépuisable de découvertes, mais n’oublions pas les autres pays européens. Le Japon, les Etats-Unis, l’Asie continentale possèdent aussi de forts beaux parcs et jardins, bref, ce n’est pas le choix qui manque.

Alors on va aux jardins ?


Lectures complémentaires: Alessandro Natali: Guide des jardins remarquables, 55 parcs et jardins de Suisse romande et France voisine, éd. Nicolas Junod, 2017.

Louisa Jones : L’art de visiter un jardin, Actes Sud, 2008

Umberto Pasti/ Pierre Le-Tan : Jardins: les vrais et les autres, Flammarion, 2011

Alain Baraton : Dictionnaire amoureux des jardins, Plon 2012

  1. Les plus beaux parcs et jardins de France, publié par les Guides Michelin ou encore Jardins de jardiniers, publié par Phaidon, et qui offre une sélection mondiale[]

Hortus conclusus

Un jardin est clos, sinon ce n’est pas un jardin. Au Moyen-Age, si important pour l’histoire des jardins occidentaux, le jardin clos reflète une image paradisiaque ou encore celle de la vierge Marie dans le sens de l’espace pur et inviolé (et inviolable). Les jardins des cloîtres monastiques et jardins des simples sont toujours fermés et ordonnancés selon des règles bien établies. L’agencement y est strict, les plantes sont ordonnées et limités par des plates-bandes en plessis ou en bois, puis par des buis : L’Herbularius ou liste de Charlemagne (fin 8ème siècle) dresse la liste des plantes obligatoires dans un jardin, tandis que les livre d’heures comme les “Très riches heures du Duc de Berry” (15ème siècle) nous montrent les travaux agricoles.

Le jardin est donc d’abord un lieu fermé, protégé du monde et du regard extérieur, on pourrait presque dire un lieu pudique. Le Cantique des cantiques qui se déroule dans un jardin et désigne aussi la bien-aimée comme un jardin, dit : “Tu es toute belle mon amie, et il n’y a pas de taches en toi… Tu es un jardin clos, ma soeur, mon épouse, un jardin clos, une fontaine scellée” 4,7-12. Cette clôture est une allusion claire à la virginité de l’épouse. Puis: “J’entre dans mon jardin” au verset 5,1.: le jardin appartient à quelqu’un. Il n’est pas question ici de féminisme, mais de tradition spirituelle.

La clôture au jardin est sans doute fondamentale pour s’y sentir libre et en sécurité, comme les bras du parent sont nécéssaire à la consolation et à la croissance de l’enfant. La limite sert aussi de repoussoir à l’intrus, le mal, le violeur, le sauvage qui pourrait souiller le jardin. D’un point de vue esthétique aussi, les séparations structurent le paysage, lui donnent un rythme et apaisent le regard. Si, aujourd’hui, il nous semble naturel de délimiter la propriété, il n’en pas toujours été ainsi: Le mouvement des “Enclosures” en Angleterre au 16ème siècle a profondément changé le paysage agricole et social. Avant, les champs étaient ouverts et communs, cultivés par la communauté qui bénéficiait du droit d’usage. Sans cadastre, les terres ont été accaparées par les potentats locaux, ceintes de haies vives ou bocagères (qui bien sûr remplissent aussi de nombreuses fonctions environnementales) pour en matérialiser les frontières. De pauvres hères se sont révoltés contre la mainmise des riches sur les terres et l’appauvrissement des populations. Mais le mouvement des enclosures était inéluctable et annonciateur du capitalisme dans le sens de la possession de l’outil de production par un très petit nombre de personnes. Le droit de propriété est consacré dans la “Déclaration des droits de l’homme et du citoyen” lors de la Révolution française. Les théoriciens et les communautés anarchistes du 19ème siècle ont tenté, sans succès, un baroud d’honneur désespéré contre la notion de propriété.

Aujourd’hui, dans nos espaces pavillonnaires, le patrimoine immobilier est presque toujours clos par d’affreuses barrières en treillis métalliques, par des haies de tuyas, de laurelles aussi stériles qu’esthétiquement dégradantes, plus symboliques que réellement défensives. Il n’y manque que le mirador… J’ai déjà écrit là-dessus, je n’y reviens pas. Mais, ces enceintes assurent-elles aux propriétaires un sentiment de sécurité? ou la démonstration publique de son emprise sur son bout de territoire chèrement acquis ? Visent-t-elles à protéger de l’intrus ou à interdire la sortie à ceux qui vivent à l’intérieur de la forteresse ? On peut aussi y déceler la confiance (ou le manque de confiance) vis-à-vis de ses voisins et de l’environnement en général. Par ailleurs, ces clôtures étanches posent des problèmes de fragmentation écologique suivant leur imperméabilité au passage de la faune, par exemple.

A l’heure où les puissants de ce monde construisent des murs un peu partout sur la planète pour se protéger des “invasions barbares”, il apparaît que l’homme a bien du mal avec le non-fini, avec l’échange, avec le différent, ou l’indifférencié, avec enfin la liberté. Dans ce sens, la clôture marque la différence spatiale entre la fin de quelque chose (de connu) et le début d’autre chose (d’inconnu). On retrouve dans le mur le clivage Oui/Non si confortable à nos âmes occidentales. L’espoir cependant nous vient d’Allemagne, nation qui a une lourde histoire avec les barbelés, où l’on célèbre cette année le 30ème anniversaire de la chute du Mur de Berlin. J’y vois une résistance rafraîchissante contre les murs, les frontières, contre tout ce qui nous sépare de nous-mêmes et des autres, quels qu’ils soient.

Plantons donc joyeusement des haies (vives de préférences) et franchissons-les pour aller saluer le vaste monde! Sachons aussi nous replier parfois dans notre (jardin) intérieur…

Note: l’illustration en tête de ce billet est due à un Maître du Haut-Rhin non-identifié et représente la Vierge au paradis, vers 1410.

Gazon maudit

Et pelouses honnies! Je n’ai pas encore digéré la défaite mortifiante de notre Roger national sur le gazon de Wimbledon dimanche passé. Mais, malgré tout, je pardonne au gazon britannique grâce aux 8 autres victoires de Federer sur cette surface. Et j’adore aussi les fraises et le champagne.. mais pas ensemble !

Tentons quand même d’élargir le propos: Quelle est cette passion des homo sapiens pour les pelouses? D’où vient ce goût immodéré du vert rasé au millimètre ? On pourrait résumer en disant : rage guerrière, orgueil capitaliste et conformiste dépitant.

Il semble en effet que les premières pelouses, c’est à dire un espace d’herbe rase sans culture, soient nées de la peur de l’envahisseur. Au Moyen-Age, le seigneur en son château, appréciait de voir l’ennemi arriver au loin dans un panache de poussière, afin de préparer balistes et trébuchets pour assassiner en règle. Bon prince, quand il était pas en guerre contre ses voisins, il laissait ses prés à ses serfs, pour le bétail, qui en broutant, leur confère cet aspect ras (tondeuse et grandeur d’âme chrétienne réunies). Le mot pelouse vient d’ailleurs du latin “pilosus” et signifie “poilu”, sans doute pour rappeler la barbe ou autre pilosité. Le rasage, oeuvre civilisatrice, chez l’homme et la pelouse, repousse loin dans l’inconscient, le sauvage en nous. La pelouse, c’est en quelque sorte l’anti-forêt, un espace rassurant et maîtrisé ou l’homme ne risque rien, ni attaques de loups-garous ni agressions d’autres tribus, ni sa propre sauvagerie.

Dans les jardins du château de Versailles, conçus par André Le Nôtre, la grande allée du Roi est un espace gigantesque d’herbe tondue qui met en valeur la perspective et le château. Cette première pelouse d’apparat, tondue à la faux, par des armées de serviteurs, pour qui la garden party n’était même pas un concept, a certainement été source d’inspiration pour de nombreux autres jardins à la française. Cette étendue vierge de cultures est l’image même du pouvoir absolu du roi sur ses sujets, tondus par l’impôt et indistincts comme les brins d’herbe du gazon. Le jardinier de banlieue d’aujourd’hui ressent certainement sa propre royauté en dirigeant fièrement sa tondeuse autotractée ou mieux, juché sur son tracteur. Quoiqu’aujourd’hui on laisse faire cette tâche aux robots de tonte, esclaves mécaniques presque silencieux (et c’est là leur seul avantage) sans plaintes ni maux de dos.

Au 18ème, le jardin à la française se meurt, le style va cependant rapidement évoluer vers le jardin à l’anglaise fait de perspectives imaginées-imaginaires, créatrices de paysages. La pelouse prend le rôle de faire-valoir, car elle permet de créer et mettre en valeur des “vues” avec des bosquets, rivières et étangs ou de fausses ruines. Des vaches paissant complétant le paisible et romantique tableau. Outre du bétail, les aristocratiques anglais du 18-19ème employaient nombre jardiniers pour l’entretien de ces “faux paysages”. La pelouse est un signe extérieur de richesse qui affirme le fort capital économique de son propriétaire, qui n’est donc pas un paysan (oh, que non!), qui n’a pas besoin de rentabiliser son territoire et peut, entre deux réunions à la chambre des Lords, se plonger dans la contemplation métaphysique de la nature ou de l’évolution des cours de la bourse.

Avec l’arrivée des premières tondeuses mécaniques au milieu du 19ème siècle, l’Amérique s’empare de cette esthétique rassurante. L’après-guerre est la consécration de la mise en scène du confort économique du propriétaire de villa (automobile, machine à laver, etc.), à grand renforts de produits chimiques, car ce maudit gazon, stérile pour la biodiversité, ne pousse que si on le nourrit. L’étalement urbain, l’amélioration des niveaux de vie, le vieillissement de la population et l’augmentation du pouvoir économique des pays émergents promettent de beaux jours aux pelouses uniformes. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires de l’entretien des gazons aux USA pèse 8 milliards de dollars, ce n’est pas négligeable et l’avenir est souriant. Regardez les publicités pour les semences, engrais ou tondeuses : elles promettent la félicité familiale dans un décor privatisé de golf, bordé de sages massifs floraux, un barbecue en fond, des enfants radieux jouant au ballon avec papa. C’est l’ennui incarné…

Une autre voie est possible, plus apaisée, moins pétaradante, plus variée, moins sage… mais aussi plus difficile: la praire fleurie, nouveau graal des bobos écolos (ce qui dans ma bouche n’est pas une injure, croyez-le!) et des nostalgiques des champs de leur enfance. La désaccoutumance au gazon passe par l’abandon des produits phytosanitaires, puis de l’arrosage automatique, la pratique du mulching, puis du grand saut vers la prairie fleurie, qui croyez-moi, n’est pas simple à obtenir. Nos terres, trop riches, doivent être mises au régime, il faut faucher 3-4 fois dans la saison, à la faux, ou à la débroussailleuse assourdissante, et alors, que faire de toute cette herbe qui arrive d’un coup ? Bref, joyeux sacerdoce en perspective, mais ô combien gratifiant, quand oiseaux, insectes, abeilles bien sûr, s’y installent complétant un tableau multicolore.

Si le tournoi de tennis de Wimbledon se jouait au milieu de coquelicots, scabieuses, sauges, esparcettes ou campanules, les jardiniers du All England Lawn Tennis Club, n’auraient sans doute pas moins de travail, ni d’angoisses. Mais moi, j’imagine la chemise impeccablement blanche de Roger Federer au milieu d’un champ multicolore d’ou l’on verrait émerger des services gagnants et reprises de volée majestueuses.

Le désir de Toichi Itoh

De lui, on ne sait rien ou presque rien. L’homme a été effacé, il a cependant donné son nom à un hybride de pivoines connu de tous les amateurs.

Alors, j’imagine la scène en noir et blanc; seules les couleurs des pivoines de sa serre émergent: jaune pâle, rose clair, blanc pur. On est dans les années quarante, Toichi Itoh est peut-être ouvrier dans une entreprise de Tokyo ou bien agent d’assurances, mais son amour, ce sont les fleurs, sa passion, les pivoines qu’il cultive dans son jardin de banlieue. A chaque moment de liberté, il leur consacre tous ses efforts: ce qu’il désire le plus, Toichi, c’est célébrer le mariage des deux espèces de pivoines, les herbacées et les arbustives pour obtenir le meilleur des deux. Il ne se souvient même plus comment est née cette idée, botaniquement impossible… Alors, il essaye de polliniser au pinceau, de créer des boutures, des greffons. Sa femme l’appelle pour le repas, il n’entend pas, Toichi: il a une mission.

Un document dit qu’il a effectué 20’000 croisements ratés. Toichi Itoh a sûrement connu des moments de découragement, voulu tout arrêter et cultiver des roses, mais en 1948 cependant, la réussite est au rendez-vous: le premier cultivar intersectionnel est né d’une plante herbacée à fleurs blanches (P. lactifolia ‘Kakaden’) et du pollen provenant d’une plante ligneuse à fleurs jaunes (P. x lemoinei). Madame Itoh a servi le saké!

Seulement voilà, Toichi Itoh est mort en 1956, le drame est qu’il n’a jamais vu sa pivoine fleurir, ce qui est s’est produit en 1964 ! Madame Itoh a laissé les pivoines là ou elles étaient, dans la serre. L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais, heureusement, un comptable américain à la retraite, Louis Smirnow, en a eu connaissance. En 1966, il a rendu visite à la veuve de Toichi Itoh et a sécurisé six plantes.

Smirnow, un autre cinglé de pivoines arbustives, s’y est intéressé dès 1931, lorsque sa femme et lui-même achetèrent leur première maison avec jardin. Sa passion pour la plante grandit et il finit par ouvrir une pépinière par correspondance spécialisée dans les pivoines arbustives. Pour trouver ces rares pivoines, il a parcouru le monde à leur recherche, persuadant même les Chinois de le laisser entrer dans le pays en 1979, environ cinq ans avant que la plupart des Occidentaux ne soient autorisés à passer la frontière. En 1974, il a enregistré quatre hybrides issu de la serre de Toichi Itoh, sous le nom d’Itoh Smirnow, en les baptisant «couronne jaune», «rêve jaune», «empereur jaune» et «ciel jaune». Une décennie plus tard, des obtenteurs américains ont commencé à introduire leurs propres hybrides intersectionnels. A l’époque, ces hybrides ne pouvaient être multipliés que par division, et coûtaient entre 300 et 1 000 dollars. Aujourd’hui, la technologie permet de produire en masse les pivoines Itoh en culture tissulaire.

La passion des pivoines ne date pas d’aujourd’hui et Toichi Itoh et Louis Smirnow n’étaient pas les seuls à en être saisi: En Chine, où elle était cultivée depuis le VIIIe siècle, la pivoine, en particulier la rouge, était considérée comme la reine des fleurs. Ses formes généreuses, ses floraisons voluptueuses exprimaient l’abondance. Les Grecs, quant à eux, lui attribuaient des pouvoirs magiques et la capacité à repousser les esprits mauvais. Son nom, Paeonia, lui vient d’ailleurs de Paeon, médecin des dieux de la mythologie grecque qui, selon Homère, l’utilisa en baume pour guérir Pluton de la blessure à l’épaule infligée par une flèche d’Hercule.

La pivoine herbacée se trouve à l’état endémique sur tout l’hémisphère nord, tandis que l’arbustive vient de Chine et des contreforts de l’Himalaya. Un peu oubliée dans les jardins de nos grands-mères, la pivoine refait surface depuis une cinquantaine d’années avec de nombreux cultivars de couleurs et formes variées. Il est encore possible de trouver la pivoine des paysans dite P. officinalis, parmi des centaines, voire des milliers de cultivars, dans certaines jardineries spécialisées. Pour s’y retrouver, on peut repérer 6 formes de fleur (simple, japonaise, semi-double, à collerette, en oeillet ou très double). On dit que la plante survivra facilement à son propriétaire, puisque elle peut vivre 100 ans et plus, si elle se trouve confortablement installée dans un terrain bien drainé, exposé soleil ou mi-ombre.

La beauté des pivoines vient de leurs couleurs délicates ou franchement vives et aussi, bien sûr, de leur éphémère mais grandiloquente floraison fin avril -mai. Les peintres aussi, l’ont célébrée et fixée sur la toile, notamment Renoir, Gauguin, Pissaro, Boudin. Le jardinier, lui, scrutera avec envie et impatience le développement des boutons et se désolera de la méchante pluie de début mai qui alourdira les boutons floraux déjà épanouis.

Moi je préfère les admirer au jardin. Mais, pour en conserver un peu de la splendeur et faire des bouquets qui durent “longtemps”, il faut cueillir les fleurs juste au début de la floraison, puis les mettre au frais, sans eau pendant 24 heures. Coupez ensuite en biais 1-2 centimètres de tige et placez les pivoines dans un vase rempli d’eau tiède, les feuilles ne doivent pas toucher l’eau. Renouvelez la coupe et l’eau tous les jours et placer le bouquet hors de la lumière du soleil.

Et n’oubliez pas une petite pensée pour le modeste Toichi Itoh, si vous avez la chance de posséder un hybride dans votre jardin !

Hommage aux maraîchers de Paris

Une ville à nourrir, c’est pas rien ! Fournir des légumes en primeur et hors-saison pour un million d’habitants, sans moyen d’importer la production des campagnes et provinces environnantes. Au milieu du 19ème, pas de trains routiers, pas de camions de 40 tonnes, pas de poivrons espagnols, de tomates marocaines, de concombres italiens. Il fallait produire à proximité.

Les techniques de maraîchage utilsées à cette époque étaient en symbiose avec l’environnement: imaginez la ville de Paris à cette époque (relisez Victor Hugo), le cheval est au centre de la vie économique et des tonnes de crottin sont produites… et pas perdues pour tout le monde: les maraîchers  en font grande consommation, leurs chevaux livraient à l’aube les légumes aux halles, et revenaient la charrette pleine de fumier, ce qui libérait les rues de tas de crottin susceptibles de contaminer l’eau et de transmettre des maladies.

Les maraîchers de Paris, dont l’habileté était déjà reconnue vers 1670 par Jean-Baptiste de La Quintinie, (voir mon précédent article) tirent leur nom de marais, terme qui désignait à l’époque les jardins aménagés sur des terrains bas, souvent anciennement marécageux, situés dans les villes ou aux alentours.

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L’inventaire à La Quintinie

Virtuose du potager, Jean-Baptiste de la Quintinie (1626-1688), vous connaissez ? Je l’ai, pour ma part découvert, en lisant les ouvrages d’Alain Baraton, jardinier du parc du Trianon et du château de Versailles, qui m’ont donné le désir de mieux connaître celui qu’il qualifie de plus grand jardinier de tous les temps.

JBQ (qu’il me pardonne cette familiarité) était destiné à devenir avocat, mais les mains dans la terre, il se découvre une passion et un talent qui ne cessera de cultiver. Au contraire des jardiniers célèbres  de cette période (Le Nôtre, Le Brun), c’est un modeste, un humble, qui entretient une relation de complicité et non de domination avec la nature. Il était aussi un génie expérimentateur et solitaire, un chercheur passionné et patient, qui pour garnir la table du Roi, parvient à faire pousser des asperges et des fraises juteuse au mois de décembre ! Un pédagogue aussi : Son ouvrage, que je tiens entre mes mains, l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers, est une merveille de savoir encyclopédique, de poésie truculente  et d’observation fine. On y trouve  des informations essentielles et toujours d’actualité sur la manière de conduire en particulier les arbres fruitiers.  Une sorte de volonté encyclopédique, qui peut paraître parfois aride, en comparaison avec l’édition actuelle en matière de livres de jardinage (par exemple, Le jardin des paresseuses, Vite ! Un beau jardin, le potager pour les nuls etc.).

Je ne résiste pas à citer ici un extrait de sa préface adressée au Roi Soleil:

 » La nature, ce me semble, prend plaisir à ne rien refuser à Votre Majesté, et qui la regarde en effet comme le plus parfait de ses ouvrages, a sans doute réservé pour son auguste règne ce que la terre a caché à tous les siècles passés. Ce n’est qu’à force de sueurs que les hommes ordinaires arrachent du sein de cette mère commune ce qu’ils sont obligés de lui demander tous les jours pour leur subsistance, parce que sa plus forte inclinaison ne va qu’à produire des chardons et des épines; mais pour peu que Votre Majesté continue à favoriser de ses regards ceux qui ont l’honneur de la cultiver dans ses jardins, nous verrons, à la gloire de notre Monarque,  et à l’avantage du genre humain, que ce qui été inconnu à toute l’Antiquité, ne le sera plus pour personne »

Dans sa bible potagère,  (dont  tous les jardiniers pourraient -devraient ?- s’inspirer, en tous cas en se plaçant dans l’attitude de l’observateur attentif et méticuleux) JBQ dresse des listes descriptives  et évaluatives d’arbres fruitiers, en particulier de ceux qu’il a planté à Versailles. On y trouve aussi les outils et les termes propres au jardinage, d’une délicieuse désuétude, les instructions de culture pour toutes les saisons, un manuel de taille, le tout avec une volonté pédagogique évidente. Mais point de pommes de terre, ni de tomates, bien sûr! Quel dommage d’ailleurs, j’aurais adoré lire Jean-Baptiste sur ces sujets!

Inventaire à La Quintinie:

Les pommiers : Court-pendu, Cousinotte, Haute-Bonté, Pigeonnet, Rambour, Fenouillet, Drue-Permein, Pommes de Glace, Francatu…

Les poiriers: Virgoulé, Petit-Oin, Bon-Chrétien, Cuisse-Madame, Messire-Jean, Petit Blanquette, Cassolette, Sucré-Vert, Rousseline, Pendard, Satin Vert, Brute-Bonne, Or d’automne, Parfum d’été…

Et j’en passe…. Quand aujourd’hui, on a de la peine à trouver plus de 15 variétés de pommiers en Suisse, on peut se rendre compte de ce que l’on a perdu en biodiversité.
Jean-Baptiste devrait être le saint patron des jardiniers !

Et je fais ici la promesse de parcourir cet hiver les 1000 pages du Traité (réédité par Actes Sud en 2016).

L’ imaginaire des jardins

Au Grand Palais à Paris se tient en ce moment une magnifique exposition sur les représentations du jardin dans l’art de la Renaissance à nos jours. Science jardinière, miroir du monde, espaces protégés symboliques, le jardin à quelque chose à nous dire sur notre rapport au monde et à la nature bien sûr.
“Toute civilisation réussie s’épanouit dans des jardins”, nous dit Jean Delumeau et bien sûr je partage sa vision. Il n’y a qu’à penser aux jardins suspendus de Babylon ou aux jardins arabo-andalous de Grenade, ou encore aux jardins rêvés du peintre Bonnard.
Gilles Clément nous dit que ” Pour faire un jardin, il faut un morceau de terre et l’éternité”, terre nourricière de beauté et bien sûr d’alimentation. L’éternité, car le jardin prend le temps des saisons et des années, il requiert patience, patience et patience…
Dans l’expo, on peut voir des représentations monumentales de domaines jardinés, des miniatures botaniques, des herbiers, et aussi des œuvres d’artistes comme Gustav Klimt, Henri Matisse, William Talbot, Man Ray, etc qui nous disent chacun à leur manière la beauté de la terre jardinée, de la nature domestiquée (la rébellion est cependant toutjours présente et heureusement !)
Bref, à tous les amateurs de jardins, je dis: Courrez-y, mais prenez le temps d’admirer!

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