Vous connaissez peut-être ma passion pour les pivoines… En consultant l’ouvrage de Franck Sadrin et Julien Joly (Pivoines : histoire, botanique et culture, Ulmer, 2016), je découvre un personnage dont je ne résiste pas à l’envie de vous faire connaître la vie incroyablement romanesque et son lien avec l’univers exubérant des pivoines. 

Il s’agit de Joseph Francis Rock. Né à Vienne en 1877, fils du concierge du comte Potocki, dont il dérobe à 13 ans un livre d’apprentissage du chinois. Livre qu’il étudie en cachette, au point de rapidement maîtriser la langue. Très doué pour les langues, il apprend également l’arabe, l’hébreu, le grec et le latin. Destiné à la prêtrise par son père, il fugue et vagabonde en Europe puis voyage aux Etats-Unis et à Hawaï où il enseigne à l’Université la botanique (probablement avec un faux diplôme), matière qu’il n’avait jamais étudié lui-même, semble-t-il, mais qui le passionne au point d’avoir toujours une longueur d’avance sur ses étudiants. Il devient un chasseur de plantes réputé et est envoyé par l’Université en expédition botaniste. 

Il se rend en Chine pour la première fois en 1913, première de nombreuses expéditions mandatées par le Département d’agriculture des Etats-unis ou par le National Geographic.

Il faut s’imaginer l’immense territoire chinois de l’époque comme un espace à explorer pour de nombreux aventuriers, scientifiques et autres missionnaires jésuites. Le territoire est constellé de baronnies et d’un patchwork d’ethnies déchirées par d’incessants conflits. On se rappelle que Joseph Francis Rock connaît le chinois, ce qui est naturellement un grand avantage pour lier facilement des liens avec les habitants et princes de tribus. Rock s’installe dans la province du Yunnan dont il fera la base arrière de ses expéditions.

Gansu, vers 1925, photographie de F.J. Rock, fonds Université Harvard

Il s’attache les services d’une petite troupe de Naxis, une ethnie locale, avec laquelle il entretiendra toujours des rapports étroits au point de rédiger un dictionnaire linguistique. Financé par le National Geographic, et certainement par les dons de chefs de tribu, il mène une vie flamboyante et romanesque de dandy exubérant, avec un goût certain de la mise en scène : ses caravanes d’exploration, avec matériel abondant, chevaux, yaks, bannières et troupes en tête, impressionnent les notables et les populations locales. Il fait jouer des airs d’opéras sur son gramophone, confortablement installé dans la nature, très correctement nourri de mets européens et d’alcools fins qu’il fait importer. Sa baignoire pneumatique lui permet de prendre des bains même en pleine montagne. Il se ruine en achats de chapeaux, cannes, chaussures et vêtements à la mode parisienne, à Kunming,  ville construite à la française  où régnait une délicieuse atmosphère mondaine, entre consulats, villas coloniales, avenues bordées de platanes  et boutiques  « Au Vrai Chic Parisien ».

Durant son long séjour au Yunnan, Rock reçoit la visite d’un officier nazi, qui cherche au Tibet les preuves que la race aryenne descend d’une race montagnarde archaïque. Il garde ses distances en étant très conscient des dangers du fascisme, comme de ceux du communisme, ce qui l’incite à entreprendre un grand travail de préservation, dans le domaine écologique comme dans le domaine culturel (envoi en Europe et Amérique de specimen végétaux, achat et études de manuscrits, étude des traditions médicales, etc.). Photographe, géographe, botaniste, linguiste, Rock multiplie les talents. Ses écrits et photographies sont conservés aujourd’hui à l’Université de Harvard et à la Bibliothèque du Congrès.

Nous arrivons aux fameuse pivoines: C’est lors d’une de ses expéditions, en 1925, que Rock découvre un exemplaire d’une pivoine inconnue, aux larges fleurs blanches, en pleine floraison, dans le jardin de la lamaserie de Choni au nord du Tibet, à près de 3000 mètres d’altitude. Rock ne l’avait jamais vue dans la nature et il est absolument certain que la pivoine est sauvage, et non le résultat d’une hybridation. Il n‘a cependant pas pu récolter de graines, étant reparti avant l’automne. Et là, l’histoire devient mystérieuse, car on ne sait pas comment il a finalement obtenu des graines de cette plante : ont-elles été offertes par le prince de Choni, récoltées par un membre de sa troupe ? Etaient-elle véritablement issues d’une espèce botanique unique ? Que sont-elles devenues ? Une partie de l’histoire restera sans doute dans l’ombre, la lamaserie ayant été détruite et le jardin rasé et brûlé dans un conflit tribal vers 1928, le prince et lama de Choni tué à cette occasion. Quoiqu’il en soit, il semble qu’il y ait trois jardins botaniques (Arnold Arboretum à Harvard, Kew Royal botanic garden et Botanical garden à Edimbourg) qui ont reçu ces graines et qui donneront plus tard des hybridations de Paoenia rockii.

J.F. Rock avec le prince et lama de Choni, vers1926

De son côté, Joseph Francis Rock  pérégrine dans le monde avec de nombreux allers et retours en Chine jusqu’en 1949, année où, la situation de guerre civile le contraint à quitter définitivement le pays, pour finalement s’installer à Hawaï ou il mourut en 1962. 

Les hybrides de pivoines rockii sont assez peu nombreuses, de couleurs classiques claires, le plus souvent blanches, et  portent une macule de couleur noire ou pourpre à la base de chaque pétale. On les trouve aujourd’hui dans les  catalogues des grands obtenteurs. Ce sont de magnifiques arbustives pouvant atteindre les 2 mètres à maturité. Certaines sont aussi exubérantes que Joseph Francis Rock lui-même, c’est dire !

Pour ma part, je n’en possède pas dans mon jardin, mais qui sait ?

Note: pour la rédaction de cet article, j’ai consulté le blog: http://josephfrancisrock.free.fr et la base de données photographies de l’Université de Harvard, restituée sur: http://pratyeka.org/rock/